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Saisir l’heure d’aimer

mercredi des Cendres 2009

Voici venu le temps du carême. Et peut-être avons-nous envie de l’accueillir avec une « tête de carême » ! Pourtant, c’est une belle période qui est devant nous. Le temps de l’ouverture à la paix, à la joie, à tous les dons de Dieu. À Pâques nous fêterons l’irruption de la vie dans le monde, même là où il y a la mort. Pendant 40 jours nous allons ouvrir en nous des chemins à cette vie, en acceptant de nous confronter à nos pauvretés et à toutes les pauvretés par nos efforts de carême.

Car il faut bien parler d’efforts de carême, le carême est un temps d’efforts. D’efforts, non pas pour correspondre à nos idéaux, mais pour nous exposer à Dieu sans faire semblant, sans nous enfuir dans une belle image de nous-mêmes, nous exposer à Dieu en acceptant honnêtement toutes nos pauvretés. C’est cela, déchirer nos cœurs et non pas nos vêtements, comme disait le prophète Joël.

On pourrait faire les efforts de carême comme une sorte de défi personnel, pour se montrer qu’on est capable de performances spirituelles : jeûner, prier, s’imposer des activités désagréables, etc. Mais ce serait passer à côté de son carême que de réussir tout cela.

Vous vous souvenez que dans le récit de la Genèse l’homme et la femme, après avoir péché, se cousent de piètres habits de feuilles et se cachent de Dieu, n’osant plus se promener avec lui dans le jardin. Il ne faudrait pas que notre carême consiste à nous coudre nous-mêmes de plus beaux habits afin de nous croire convenables pour sortir avec Dieu. Notre carême, ce sera plutôt sortir devant Dieu en lui disant : habille-moi toi-même puisque je suis nu (d’ailleurs, dans la suite de l’histoire, Dieu fait de beaux habits à l’homme : Gn 3,21).

Au long de nos journées nous adoptons toutes sortes de stratégies pour nous protéger de la mauvaise image de nous-mêmes. Nous donnons de nous-mêmes l’image de quelqu’un de performant, toujours au top ; ou de quelqu’un de rigolo, pétillant de vie ; ou de quelqu’un de malheureux, toujours à plaindre. Chacun a sa petite stratégie pour se confectionner un masque, mais le moyen le plus sûr de savoir si c’est notre stratégie qui fonctionne c’est de constater quand nous sommes en train de juger les autres. Lorsque dans nos attitudes intérieures nous jugeons les autres qui sont moins performants, moins rigolo ou moins malheureux que nous, c’est le signe que nous sommes en train de vivre de l’image que nous construisons de nous-mêmes. Les efforts de carême seront des efforts de déconstruction...

Jésus nous propose le jeûne caché, la prière intérieure et l’aumône, la générosité discrète. Ce sont trois attitudes actives, que nous choisissons de faire. Il y a aussi toutes les purifications passives, les peines intérieures que nous acceptons sans gémir ou sans mordre, en les regardant comme une sorte de désinfection à l’alcool des plaies de notre âme.

A propos du jeûne caché, la tradition spirituelle dit qu’il rabote notre orgueil. Car quand nous avons faim, que cela nous met hors de nous-mêmes, nous voyons bien ce que nous valons, et ce n’est pas grand-chose... Nous n’avons plus de patience, nous n’avons plus d’efficacité, notre beau moi s’écroule... C’est le chemin de l’humilité, le moment de découvrir que nous ne valons pas grand-chose, le moment d’accepter de ne pas pouvoir faire ceci et encore cela et encore plus. Le jeûne que Jésus propose est un jeûne où on se parfume la tête, ou on ne cherche même pas à excuser notre incapacité.

Le jeûne est aussi une façon de réveiller notre désir de Dieu, endormi en-dessous de tous nos désirs assouvis. On peut ainsi jeûner de l’assouvissement de nombreux désirs. Même quand nous faisons simplement de petits efforts de nourriture, sans parler d’autres désirs, nous pouvons les présenter à Jésus comme des offrandes pour réveiller notre désir de lui, notre amour.

La générosité discrète est bien accordée au jeûne. Les vrais fils de Dieu savent bien qu’il n’y a pas vraiment de raisons pour lesquelles ils ne sont pas dans le besoin alors que d’autres sont nécessiteux. Ils ne sont pas gênés de ne pas être dans la gêne, mais ils ouvrent grand leur cœur à celui qui est leur semblable, qui est même leur prochain. C’est d’un élan de tendresse qu’ils sont généreux, qu’ils font l’aumône, car ils laissent leur cœur être ému comme Jésus s’est laissé toucher par ceux qu’il rencontrait.

Enfin il y a la prière intérieure. La vie devant Dieu se passe dans le secret du cœur. C’est à partir de l’attitude intérieure que la grâce nous touche, que le don de Dieu s’enracine en nous. A partir de notre désir plus encore que de la performance, qui peut être médiocre : distractions, manque de goût. Prier, c’est le temps du désir plus que de toute autre chose. Et nous ne devons pas attendre de désirer prier. Nous pouvons créer à l’intérieur de nous un désir d’aller passer du temps près du Seigneur dans la prière. Le désir de Dieu, il faut le créer et il faut veiller sur lui dans notre cœur, ne pas laisser les autres désirs le recouvrir et l’ensevelir. C’est là sûrement une ascèse spéciale : chercher à vouloir faire moins de choses pendant le carême, pour cultiver le désir de Dieu. Enfin, l’invitation à se retirer dans le secret de la chambre n’est pas un déni de la prière publique. Bien plutôt une invitation : que même dans la prière publique, nous soyons à la messe avec l’intensité d’attention que nous aurions dans notre chambre.

Sans regarder en arrière, sans penser à demain, accueillons aujourd’hui, maintenant, à cette heure même le jour du salut : « aujourd’hui, c’est le premier jour du reste de ta vie ». Sur son réveil, Charles de Foucauld avait écrit à l’encre de chine : il est l’heure d’aimer.