Texte d’une{joomplu:391} mini-conférence à Chimay dans le cadre d’une rencontre catholique-protestant-laïc

Dans le christianisme, l’homme ne surgit pas du hasard, mais il est voulu par Dieu. Cela ne veut pas dire que nous refusons l’idée d’évolution des espèces, mais nous disons que cette évolution a un sens : l’apparition d’un être vivant particulier, attendu par Dieu, imaginé par lui comme un partenaire : l’être humain, dont Dieu peut dire qu’il est à son image. Cette image de Dieu en l’homme demeure quoi qu’il arrive ensuite. Et en quoi consiste-elle ? Précisément dans la liberté.

a) La liberté

Dieu donne à l’homme la liberté qu’il possède. Une liberté qui repose sur la capacité de connaître et de vouloir : donc une capacité de prendre du recul par rapport au contact direct avec les choses — afin de les connaître, et par rapport au contact direct avec les impulsions intérieures — pour agir en prenant appui sur soi et non seulement sur ce qui arrive en soi. Il n’y a que l’homme qui a été doué de cette liberté reposant sur l’intelligence et la volonté, de sorte que la Bible nous raconte que l’être humain se sent seul au milieu du monde et que rien ne lui correspond… rien sauf cet autre que Dieu tire de son côté, ce vis-à-vis qui lui permet d’exister en relation.

L’image de Dieu est pleinement réalisée lorsque l’être humain entre en relation avec un être qui lui correspond, qui est libre comme lui. On considère que la liberté a un but : la relation, et plus précisément, l’amour. Parce que Dieu est amour, et qu’il peut l’être parce qu’il est libre. L’amour n’existe pas sous la contrainte de la passion ou de l’obligation. Il ne vit que par la liberté. C’est un point très important : la liberté dans le christianisme n’existe pas pour elle-même, elle n’est pas un absolu. À la question « pourquoi suis-je libre ? » on ne répond pas : pour être libre ! Mais bien : pour aimer. L’absolu, dans le christianisme, c’est l’amour. Dans une de ses dernières homélies, sur le Cantique des cantiques, saint Bernard de Clairvaux pourra dire : « l’amour se suffit à lui-même […] ; j’aime parce que j’aime, j’aime afin d’aimer ! »

Cela donne immédiatement un critère de valeur à la liberté : est-elle au service de l’amour ? C’est ce qui a pu faire dire au pape François interviewé dans l’avion suite aux attentats de Charlie Hebdo :

La liberté d’expression. Chacun a non seulement la liberté, le droit mais il a aussi l’obligation de dire ce qu’il pense pour aider le bien commun. L’obligation. Pensons à un député, à un sénateur : s’il ne dit pas ce qu’il pense être le vrai chemin, il ne collabore pas au bien commun. Et pas seulement eux, beaucoup d’autres. Nous avons l’obligation de parler ouvertement, d’avoir cette liberté, mais sans offenser.

À la fin du moyen-âge s’est développée une autre conception de la liberté, une liberté détachée de tout, une liberté sans finalité interne. Alors le seul critère de la liberté devient : ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Cela peut paraître un bon critère, mais c’est un critère plutôt faible : c’est la liberté qui doit limiter la liberté, parce que la liberté a perdu sa boussole. Nous nous trouvons alors avec la loi comme seul moyen de promouvoir le bien commun. C’est une des impasses dans laquelle tombe notre société, de plus en plus légaliste, de plus en plus contrôlante. Or la loi ne peut pas être le seul pilier de la société. Une société ne peut tenir que si on ne relègue pas dans le domaine privé la question du sens de la vie et de la liberté.

La liberté est ce qui définit la personne. Les êtres humains sont des personnes, tandis que les animaux ne sont pas des personnes, du moins tant qu’on ne change pas le sens des mots. Les êtres humains sont des personnes à cause de la liberté. Et puisque la liberté repose sur l’amour et non pas sur l’autonomie autarcique, ce qui définit la personne est la capacité d’entrer en relation. On a remarqué cela depuis longtemps : l’être humain est l’être vivant qui ne peut pas vivre sans relation, au point que des bébés élevés sans contact humain meurent de la dépression sévère du nourrisson. À l’autre bout, on demeure une personne même lorsqu’on n’est plus capable d’autonomie, parce qu’il y a cette capacité intérieure qui demeure, et qui demeure même mystérieusement à travers la démence, dans les replis de l’inconscient1.

b) La conscience

Il est grand temps que je vous parle aussi de la conscience. La conscience peut être confondue, en première approximation, avec l’intériorité, ou plutôt comme capacité morale intérieure, capacité intérieure de juger du bien et du mal. Je connais deux grands théoriciens de la conscience, dans le monde catholique, c’est Thomas d’Aquin et John Henry Newman. Leur enseignement est unanimement reçu. Je vais essayer de le synthétiser en quelques mots.

La conscience est « le centre le plus intime et le plus secret de la personne, le sanctuaire où elle elle est seule avec Dieu et où sa voix se fait entendre », une voix « qu’elle ne s’est pas donnée elle-même » et qui la presse « au moment opportun » « d’accomplir le bien et d’éviter le mal » (GS 16).

La conscience est une loi de notre esprit, mais qui dépasse notre esprit, qui nous fait des injonctions, qui signifie responsabilité et devoir, crainte et espérance… Elle n’est pas un égoïsme clairvoyant, ni un désir d’être conséquent avec soi-même, mais la messagère de Celui qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile, nous instruit et nous gouverne. La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ (Lettre au duc de Norfolk, t.II p.5).

Ainsi il y a en nous un ae mental — au même titre que l’ae de mémoire ou l’ae de raisonnement — qui est à la fois un sens du bien et du mal (assimilé à la « voix ») et une obligation intérieure (comme une « loi »). Si la perception du bien et du mal varie d’un individu à l’autre, l’injonction de faire le bien et d’éviter le mal est commune à tous. On peut ne pas tomber d’accord sur le bien ou le mal dans telle action, mais ce n’est pas moral de dire : je ne me soucie pas de savoir si c’est bien ou mal !

Un grand principe de morale catholique : chacun doit suivre sa conscience : suivre le bien tel que sa raison le lui propose dans sa conscience. C’est en suivant le bien comme la raison le comprend que la volonté sera bonne. En effet c’est par sa raison et sa volonté que l’homme est le maître de ses actes, qu’il est capable d’un agir authentiquement libre et humain. La raison et la volonté sont les deux moyens que Dieu a donnés à l’homme pour se guider lui-même. Au nom du grand don de la liberté, chacun est tenu d’agir selon sa conscience. C’est ainsi que s’exprime son éminente dignité.

Chacun doit suivre sa conscience même si objectivement il semble qu’elle se trompe. Il y a des cas où une personne dira : après mûre réflexion il me semble que c’est cela qui est bien et le contraire qui est mal, même si la loi civile ou la loi morale de l’Église dit le contraire. L’Église catholique encourage la désobéissance civile aux lois qui s’opposent à la dignité de l’homme par exemple. Cf. l’appel de Mgr Romero la veille de son assassinat au Salvador en 1980 :

Je veux faire un appel particulier aux hommes de l’armée et plus concrètement aux bases de la garde nationale, de la police et des casernes. Frères, vous êtes du même peuple que nous et vous tuez des paysans, nos frères. Face à l’ordre d’un homme qui commande de tuer, c’est la loi de Dieu qui doit prévaloir, qui dit : tu ne tueras pas. Aucun soldat n’est obligé d’obéir à un ordre contre la loi de Dieu. Personne n’est tenu d’accomplir une loi immorale. Au nom de Dieu et au nom de ce peuple souffrant, dont les gémissements montent chaque jour jusqu’au ciel, je vous supplie, je vous ordonne : au nom de Dieu, cessez la répression.

Je pense aussi à l’objection de conscience défendue pour le personnel médical au sujet de l’avortement ou de l’euthanasie. L’Église encourage aussi à suivre sa conscience dans le cas où celle-ci semble se tromper en concluant à un bien contraire à la loi morale. On parle alors d’ignorance invincible. L’ignorance invincible, c’est quand après m’être informé correctement du bien fondé de ce que l’Église indique comme chemin du bien dans telle situation, je ne parviens honnêtement pas à me faire à cette idée. Un cas répandu aujourd’hui est la question de la cohabitation avant le mariage. Vous savez que l’Église demande de ne pas vivre ensemble avant le mariage, car ce vivre ensemble suppose que l’on se donne l’un à l’autre dans une relation sexuelle, et que dans cette situation ce don a lieu hors de la relation où on se donne vraiment l’un à l’autre : le mariage. Mais pour beaucoup de jeunes, la recherche du bien passe par la cohabitation comme test de la possibilité du vivre ensemble, et ils estimeraient être complètement irresponsables s’ils choisissaient de ne pas vivre ensemble avant le mariage. C’est un cas d’ignorance invincible : une fois documentés sérieusement sur ce que demande l’Église, ils continueraient de dire : ce n’est pas un bien à mes yeux. Ils doivent suivre leur conscience.

Cela peut paraître choquant qu’on parle ici d’ignorance, mais cela se comprend dans le cadre de la passion de la conscience pour la vérité. Vivre selon sa conscience, cela suppose d’entretenir le goût de la réflexion. Il ne s’agit pas de suivre son jugement propre, son impulsion spontanée. Cela n’est pas la conscience. Newman affirmera avec force qu’il y a une contrefaçon de la conscience, qu’il appelle le « droit de la volonté propre », le droit de « penser, parler, écrire, et agir selon son propre jugement, sans référence aucune à Dieu » en étant « son propre maître en toute chose » et en ne « demandant l’avis de personne ». Dans ce cas, l’homme invoque sa conscience pour se donner le droit de faire ce qu’il veut quand il veut. Dans une formule bien frappée, Newman rappelle que « la conscience a des droits parce qu’elle a des devoirs ». Dans le cas du jeune couple évoqué plus haut, dire : « nous on vit ensemble parce qu’on a envie et que personne n’a rien à nous dire », cela ne relève pas d’un juste usage de la conscience. Il n’y a pas de recherche patiente du bien, mais seulement la revendication de la volonté propre.

Vivre selon sa conscience, cela suppose donc la réflexion sur ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Et ici nous rejoignons de façon frontale la question : que reste-t-il de notre liberté de conscience ? En quoi l’usage de la liberté pour rechercher la vérité est-il encore encouragé par la culture commune, par la parole publique ? Je voudrais partager pour finir une réflexion du pape Benoît XVI, grand observateur de notre époque :

Dans la phase actuelle de sécularisation appelée post-moderne et marquée par des formes discutables de tolérance, croît non seulement le refus de la tradition chrétienne, mais on se méfie également de la capacité de la raison à percevoir la vérité, on s’éloigne du goût de la réflexion. Selon certains, la conscience individuelle, pour être libre, devrait même se défaire aussi bien des références aux traditions que des références fondées sur la raison. Ainsi, la conscience, qui est l’acte de la raison visant à la vérité des choses, cesse d’être lumière et devient une simple toile de fond sur laquelle la société des médias projette les images et les impulsions les plus contradictoires. Il faut rééduquer au désir de la connaissance de la vérité authentique, à la défense de la liberté de choix face aux comportements de masse et aux attraits de la propagande, pour nourrir la passion de la beauté morale et de la clarté de la conscience. (Benoît XVI, Discours aux participants à l’assemblée générale de l’Académie pontificale pour la vie, 24 février 2007.)

Dans une culture où la conscience cesse d’être un jugement intérieur pour devenir un écran où se projettent des influences médiatiques, des influences qui relèvent de plus en plus d’une pensée unique qui s’insinue partout, il y a un grand défi pour préserver la liberté de conscience. Notre conscience nous est comme arrachée, et nous tendons à devenir des êtres programmés à réagir selon les grands mouvements émotifs suscités par les réseaux sociaux. Une grande diversité de courants, de réseaux, y compris dans l’enseignement, permettra de préserver la liberté, mais cela nécessite de refuser les voix qui tendent à l’uniformisation, pour des raisons qui relèvent de l’idéologie économique ou philosophique.

1Par exemple, la personne perd le souvenir de ce qui est récent, bien avant ce qui est ancien, profond.