Dans un couple, l’intégration des attentes sexuelles dans l’amour ne se vit que progressivement entre les partenaires, et souvent à des vitesses différentes. J’ai le vague souvenir d’une étude allemande qui évoque une période moyenne de 10 ans de relations physiques pour parvenir à vivre dans l’amour véritable l’attrait sexuel qui pousse les conjoints l’un vers l’autre.

Comment conduire peu à peu le désir à épouser l’amour ? L’Église invite les chrétiens à méditer sur le lien intrinsèque entre l’union et la procréation, entre les relations sexuelles et la possibilité d’avoir un enfant. Bien que ce lien puisse être supprimé de façon artificielle, nous sommes invités à le regarder comme un message sur la façon de se désirer et de s’unir. Non pas qu’une relation sexuelle ne soit permise que pour avoir des enfants, comme certains encore imaginent que ce serait la position de l’Église. Mais la fécondité du couple, au lieu d’être une difficulté à laquelle il faudrait remédier, doit être accueillie comme un cadeau, comme une richesse très belle, une grâce qui donne forme à l’amour, même lorsqu’on ne souhaite pas à ce moment donner la vie. Cette fécondité de l’amour est un message important sur ce qu’est l’amour. Accueillir la fécondité plutôt que l’étouffer conduira à un comportement sexuel différent, contestataire au milieu de notre monde, mais qui nourrira l’amour. Et puisqu’on ne peut pas avoir tous les enfants que l’amour nous donnerait, il y a la pratique de la régulation naturelle des naissances. Les couples qui essaient de la vivre le mieux possible trouveront là un chemin pour humaniser le désir. Bien sûr ce n’est pas magique, et l’esprit dans lequel elle est vécue déterminera beaucoup le résultat. Il y a des situations de mésentente ou de santé qui la font vivre davantage comme une menace permanente que comme une chance pour l’amour, et d’autres priorités seront sûrement à traiter pendant ce moment-là.

Dans la régulation naturelle des naissances le couple recourt à des périodes de continence, de renoncement à l’union physique. Ce qui pourrait à première vue priver les conjoints d’un bien se révèle être une chance de développer un langage de l’amour beaucoup plus riche et varié, spécialement dans les périodes d’abstinence. C’est le moment où le mari accepte au plus profond de lui-même d’attendre son épouse, de ne pas disposer d’elle. C’est le moment où l’épouse peut plus librement donner sa tendresse et attendre d’en recevoir plus gratuitement. C’est souvent ainsi que les couples redécouvrent la tendresse et que leurs unions physiques elles-mêmes se trouvent enrichies de tout ce qui est découvert sur d’autres plans. Au lieu que l’union physique soit vécue comme le lieu primordial de l’union des êtres, elle entre dans tout une symphonie de gestes et de témoignages d’amour qui nourrissent l’être tout entier et développent la satisfaction affective. En outre, il est toujours bon pour un homme de mieux connaître son épouse aussi dans les cycles qu’elle vit, et de la regarder avec cette puissance à donner la vie qui est en elle. Lorsqu’on s’entraîne à regarder la fécondité d’une épouse avec émerveillement et gratitude, plutôt que comme un inconvénient auquel remédier, on progresse certainement dans l’amour vrai.

Le plaisir, dans l’amour humain, et spécialement dans l’amour vécu sexuellement, doit venir de l’union de deux personnes et non de la satisfaction d’une attente physique. Il y a tout un chemin pour passer du plaisir du corps au plaisir de l’union elle-même, union à un être à la fois corporel et spirituel, habité par un mystère qui se saisit par le cœur et dans le don de soi. Il y a bien des conjoints qui estiment bien vivre leur sexualité parce qu’ils cherchent à se donner mutuellement du plaisir. Cela peut paraître équilibré et échapper à l’égoïsme mais c’est loin d’être suffisant. Car l’amour physique ne réside pas dans un plaisir physique partagé mais dans le plaisir de l’union à un autre être, corps, âme, esprit, sensibilité et intelligence.

L’homme et la femme qui s’aiment ont du chemin à faire l’un vers l’autre. L’homme aura en général à s’ouvrir à une dimension plus affective de l’amour, où la tendresse a une grande place ; tandis que la femme peut apprendre à intégrer le plaisir physique dans sa conception de l’amour qui est plus naturellement affective que sensuelle.

Encore un mot sur la régulation naturelle des naissances. D’abord pour écarter le mythe selon lequel elles ne fonctionnent pas. Ce n’est en tous cas pas vrai pour la méthode des indices combinés. Ensuite, à la différence de toutes les méthodes contraceptives, les conjoints qui recourent à l’abstinence périodique laissent le mystère de la fécondité influencer leur pratique, même lorsqu’ils estiment ne pas ou ne plus pouvoir accueillir un enfant. Le fait que l’union physique tant recherchée soit porteuse du don de la vie n’est pas une petite chose occasionnelle, une caractéristique périphérique. Cela transforme toute la façon de s’aimer, de se respecter, de se désirer : les conjoints sentent que ce qu’ils vivent les dépasse. Entraînés dans le décentrement d’eux-mêmes, ils ne vivent plus la fécondité comme un inconvénient à supprimer mais comme un témoignage toujours présent de la grandeur infinie de l’autre qui est avec eux, et de la trace de Dieu en eux. Les couples qui estiment ne pas pouvoir réguler les naissances par une méthode naturelle devront chercher comment intégrer dans leur pratique une continence périodique qui éclaire leur désir physique, et un accueil toujours actualisé de la fécondité au cœur de l’acte d’amour. La continence périodique est appréciée dans d’autres cultures comme une chance d’entretenir le désir et de l’approfondir. Je pense notamment à l’usage juif de l’abstention de relations sexuelles pendant la semaine qui suit les règles, donnant douze jours d’abstinence chaque mois. En note un témoignage sur cette pratique du miqwe, contenue dans la Loi de Moïse.

« Pendant douze jours nous nous manquons (...) Grâce à la Loi, l’amour est nourri par autre chose que l’acte physique, puisque les jours de séparation nous sommes bien obligés de nous aimer autrement. Du coup, quand le mari et la femme couchent ensemble, ce n’est pas seulement une manière pour eux d’assouvir un désir venu de l’extérieur, comme cela peut arriver parfois : l’homme revient à la maison émoustillé par une publicité, la femme par une plaisanterie avec un collègue de bureau, et dans leur lit, ils utilisent chacun le corps de l’autre pour se satisfaire. » Cité dans Macha Fogel, C’est du manque que naît le désir, Le Monde des Religions, juillet-août 2009, pp.24-25)